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Le Pavé Noir
3 mars 2016

Progrès social

Sous le point de vue politique, il est évident que la notion fondamentale du progrès social a dû devenir à la fois beaucoup plus nette et plus ferme, et finalement bien plus prépondérante pour Condorcet, qu'elle n'avait pu l'être pour Montesquieu. Car, même indépendamment de l'explosion caractéristique de 1789, on ne pouvait plus douter, au temps de Condorcet, de la tendance finale de l'espèce humaine à quitter irrévocablement l'ancien système social, quoique la nature générale du système nouveau ne pût être encore que très vaguement soupçonnée, et fût même presque toujours essentiellement méconnue. Ayant déjà suffisamment indiqué l'inévitable nécessité de cette condition capitale, et l'indispensable influence de son accomplissement graduel, je n'ai pas besoin d'y revenir spécialement ici. Mais, afin de compléter cette importante explication, je dois profiter de la précieuse occasion que me fournit, d'une manière à la fois si spontanée et si prononcée, le mémorable exemple de Condorcet, pour faire comprendre par quelle fatale réaction cette influence de l'esprit révolutionnaire, après avoir donné à l'idée de progression sociale une puissante impulsion primitive, qui ne pouvait alors être autrement produite, vient ensuite entraver radicalement, et d'une manière non moins nécessaire, son premier développement scientifique. Cette funeste propriété résulte spontanément des préjugés critiques que doit universellement établir la prépondérance absolue de la philosophie révolutionnaire, et qui s'opposent directement à toute saine appréciation du passé politique, et, par conséquent, à toute conception vraiment rationnelle de la progression continue et graduelle de l'humanité. Rien n'est, malheureusement, plus sensible, dans l'ouvrage de Condorcet, dont la lecture attentive fait, à chaque instant, ressortir cette contradiction fondamentale, aussi directe qu'étrange, de l'immense perfectionnement où l'espèce humaine y est représentée comme parvenue à la fin du dix-huitième siècle, comparé à l'influence éminemment rétrograde que l'auteur attribue, presque constamment, dans l'ensemble du passé, à toutes les doctrines, à toutes les institutions, à tous les pouvoirs effectivement prépondérans: quoique, du point de vue scientifique, le progrès total finalement accompli ne puisse être, sans doute, que le résultat général de l'accumulation spontanée des divers progrès partiels successivement réalisés depuis l'origine de la civilisation, en vertu de la marche nécessairement lente et graduelle de la nature humaine. Ainsi conçue, l'étude du passé ne présente plus, à vrai dire, qu'une sorte de miracle perpétuel, où l'on s'est même interdit d'abord la ressource vulgaire de la Providence. Pourrait-on, dès-lors, s'étonner que, malgré le mérite éminent et trop peu senti de plusieurs aperçus incidens, Condorcet n'ait réellement dévoilé aucune des lois véritables du développement humain, qu'il n'ait nullement soupçonné la nature essentiellement transitoire de la politique révolutionnaire, et que, finalement, il ait tout-à-fait manqué la conception générale de l'avenir social? Une expérience philosophique aussi tristement décisive doit faire profondément sentir combien toute prépondérance de l'esprit révolutionnaire est désormais incompatible avec l'étude vraiment rationnelle des lois positives de la progression sociale. Il faut, sans doute, soigneusement éviter, soit envers le passé, soit à l'égard du présent, que le sentiment scientifique de la subordination nécessaire des événemens sociaux à d'invariables lois naturelles dégénère jamais en une disposition systématique à un fatalisme ou à un optimisme également dégradans et pareillement dangereux: et c'est, en partie, pour ce motif que des caractères élevés peuvent seuls cultiver avec succès la physique sociale. Mais, il n'est pas moins évident, d'après le principe philosophique des conditions d'existence, établi surtout, dans le volume précédent, à l'égard des phénomènes biologiques quelconques, et éminemment applicable, par sa nature, aux phénomènes politiques, que toute force sociale long-temps active a dû nécessairement participer à la production générale du développement humain, suivant un mode déterminé, dont l'exacte analyse constitue, pour la science, une indispensable obligation permanente, comme je l'expliquerai spécialement, au chapitre suivant, en traitant directement de l'esprit fondamental qui doit appartenir à cette science nouvelle. Toute autre manière de procéder, par voie de négation systématique et continue de la nécessité ou de l'utilité des diverses grandes influences ou opérations politiques que l'histoire nous fait connaître, à la façon de Condorcet, doit promptement devenir destructive de toute étude vraiment rationnelle des phénomènes sociaux, et rendre, par conséquent, impossible la saine physique sociale, en y empêchant radicalement la position normale de chaque problème. On ne peut, à ce sujet, s'abstenir de contempler, avec une respectueuse admiration, la profonde supériorité philosophique de Montesquieu, qui, sans avoir pu, comme Condorcet, juger l'esprit révolutionnaire d'après l'expérience la plus caractéristique, avait su néanmoins s'affranchir essentiellement, à l'égard du passé, des préjugés critiques qui dominaient toutes les intelligences contemporaines, et qui avaient même gravement atteint sa propre jeunesse. Quoi qu'il en soit, les réflexions précédentes nous conduisent finalement à apprécier, avec une plus grande précision, la condition politique préliminaire ci-dessus établie pour la fondation d'une véritable science sociale. Car, nous voyons ainsi que cette fondation n'a pu devenir réalisable que depuis que l'esprit révolutionnaire a dû commencer à perdre son principal ascendant, ce qui, par une autre voie, nous ramène essentiellement à l'époque actuelle, comme nous l'avions déjà reconnu d'après la condition purement scientifique.

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Sous les pavés la plage... mais pas toujours. Parfois le pavé est noir, comme l'actualité.
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